TEXTES

à propos de pluridisciplinarité…

 

L’entreprise pluridisciplinaire finit bien souvent par une bi-disciplinarité de fait. Comme dans la structure familiale, les rapports de couple s’y instaurent, avec ce qu’ils recèlent de virtuellement conflictuel. Dans le cas du couple compositeur-chorégraphe, la problématique se resserre sur la question de l’altérité dans une situation historique particulière : l’émancipation progressive au cours du XXème siècle de l’art chorégraphique vis à vis de la musique. Si la danse, s’éloignant de la situation fusionnelle du ballet classique en se libérant de la tutelle rythmique, a pris son autonomie et a pu ainsi s’aventurer avec ivresse dans de nouvelles esthétiques, la musique, elle, se retrouve en quelque sorte au point de départ, perdant, avec sa fonction utilitaire, toute définition précise de son rôle dans la création chorégraphique.

Les éléments de vocabulaire communs aux deux disciplines – le rythme et le mètre, le motif et la phrase, l’homophonie et la polyphonie – sont aujourd’hui volontairement dissociés. Tandis que la danse développe sa propre gestion du temps et des volumes, elle n’en réclame pas moins presque toujours une présence sonore, sinon musicale, sans vraiment savoir, dans bien des cas, ce qu’elle en attend précisément. Alors que la musique de Tchaikovski, Strawinski ou Ravel portait les danseurs, leur procurant une puissance dramatique et même physique qu’ils n’auraient pas eue sans elle, nombre de chorégraphes réduisent aujourd’hui la musique à un rôle de second plan – tel celui que lui donne le cinéma – de décor sonore discret sur lequel la danse va pouvoir se déployer librement. La musique doit donc être dans ce cas la plus neutre possible, sans trop d’événements risquant de distraire l’attention, exclusivement orientée sur la danse, des spectateurs. Les choix se portent alors naturellement sur les musiques les plus simples, minimalistes, autant dire passe-partout, qui ne dérangent pas.

Une autre démarche, s’inspirant de celle de Cunnigham avec Cage, cultive l’ ignorance mutuelle : le compositeur et le chorégraphe travaillent chacun de son côté, sans concertation véritable, misant sur le hasard, qui « fait parfois bien les choses » !

Ces attitudes, dont la logique peut conduire au silence, ne sont pas toujours infructueuses et sont souvent parfaitement légitimes sur le plan chorégraphique pur. Elles esquivent néanmoins la véritable difficulté qui surgit lorsque musicien et chorégraphe cherchent une complémentarité plus active, autrement dit une authentique bi-disciplinarité réservant à la musique une place équivalente à celle de la danse, à leur niveau le plus élaboré l’une et l’autre.

Cette question ne hante pas seulement les quelques musiciens attirés par un art dont ils sentent, dans ses manifestations les meilleures, d’ avec la musique la proche parenté. Elle préoccupe aussi nombre de chorégraphes conscients du lien qui les attachent à la musique, sensibles à ce manque de musique dont souffre la chorégraphie contemporaine dans son ensemble.

Une chorégraphie, comme une musique, se compose et les compositeurs seraient souvent bien inspirés d’étudier l’organisation du temps, l’art du développement et la gestion des groupes à l’oeuvre chez Trisha Brown, Dominique Bagouet et autres Odile Duboc, sans remonter jusqu’à Merce Cunnigham ou Martha Graham. Chorégraphe et compositeur sont comme ces cousins qui sentent bien tout ce qui devrait les rapprocher mais ne trouvent pas les mots pour communiquer. Les plus ambitieux d’entre eux devraient désormais affronter délibérément la question de l’articulation entre la musique et la danse – qui ne saurait consister bien sûr à un retour au synchronisme du passé, mais ne peut toutefois pas se réduire à un parallélisme somme toute indifférent – faute de conduire rapidement à une impasse les chorégraphes ignorant les ouvertures nouvelles que sont susceptibles de leur apporter les musiques les plus élaborées.

Cette voie étroite, peu la prendront peut-être; elle implique en effet un effort particulier et nouveau, une volonté de hausser l’art chorégraphique à un niveau d’élaboration et de spéculation jamais atteints – mais dont tous les prémices existent – par l’instauration d’une écriture, même si elle n’est pas seulement graphique, commune à la danse et à la musique. Celle-ci devra en tout cas y prendre une part essentielle, le compositeur adoptant alors lui aussi d’autres techniques, d’autres approches de la forme et du temps, conscient de la finalité scénique de son travail.

Peut-être alors, par la prise en compte de ce qui les oppose et les unit à la fois, verrons-nous naître ainsi une nouvelle et intime dialectique entre la musique et la danse – quelque chose comme ce théâtre sans texte que préconisait Antonin Artaud ? – moins réconciliation que mise en scène, en somme, de leur conflit.

Patrick Marcland

Musique en scène

 

Alors que jamais la musique n’a été diffusée comme aujourd’hui et que les moyens de reproduction se perfectionnent sans cesse, le concert reste une forme d’écoute privilégiée. Non parce que l’écoute serait plus fidèle que l’enregistrement – on sait qu’il n’en est rien – mais bien du fait de son caractère toujours unique, imprévisible, et de la présence physique à la fois de l’interprète et de l’auditeur, où ce dernier, apparemment passif, participe en fait activement à ce qui se joue, dans tous les sens du terme. Comme le dit Peter Brook, le public est « sans cesse participant par sa présence éveillée ». Un concert réussi n’est pas seulement dû au talent du musicien mais aussi à la qualité d’écoute qu’il perçoit et ressent dans la relation duelle qui s’instaure, où chaque protagoniste doit tenir sa place. C’est ainsi que les circonstances du concert – c’est à dire tout ce qui est susceptible d’influer peu ou prou sur la disponibilité d’écoute du public : le lieu, l’éclairage, l’espace scénique, les sièges, mais surtout la tenue des musiciens et leur comportement (leur présence), – déterminent pour une grande part son échec ou sa réussite. Au 19ème siècle s’est fixé un rituel du concert, avec ses salles à l’italienne, son ordonnancement des œuvres mais aussi des saluts, des applaudissements, des rôles respectifs du soliste, du chef et de l’orchestre, etc…, constituant une mise en condition du public parfaitement adaptée au répertoire d’alors et conforme à la fois aux mythes romantiques et à la structure sociale de l’époque. Ce cérémonial est à juste titre tombé en désuétude dès lors que les œuvres, avec leurs hiérarchies instrumentales, et le public, ont évolué. Mais cela n’a pas invalidé pour autant la nécessité d’établir des conditions favorables à une véritable rencontre, vivante et intense, entre auditoire et musiciens.

A la recherche de cette rencontre la question du théâtre est inévitable. Dès lors l’important est moins le lieu du concert – tout lieu peut convenir, souvent on préfèrera même des lieux inattendus, « alternatifs » comme on dit aujourd’hui – que le comportement des uns et des autres et des uns vis-à-vis des autres par rapport au texte musical. Ce comportement doit être envisagé dans sa dimension « théâtrale », c’est-à-dire avec la concentration requise pour que rien ne soit perdu, mais, au contraire, fasse de ce moment de vie intense et fragile – ce moment de temps compressé qu’a l’instar du théâtre est le concert – un évènement inoubliable. Pour que ce moment surgisse il faut, comme au théâtre, emmener un temps le spectateur loin du quotidien, pour s’approcher au plus près de la vérité de la musique, de la vie. « La vie quotidienne consiste à être n’importe comment…..[sur scène] aucun des trois éléments qui nous composent – pensée, émotion, corps – ne peut être n’importe comment » dit encore P.Brook.

La représentation musicale ne peut ignorer cette réalité. C’est pour y faire face et pour défendre la musique « vivante » que nous devons nous intéresser aux conditions de son existence, en un mot de sa mise en scène.

 

Patrick Marcland, Février 2005

Jamais société n’a accordé tant de place à la musique que la nôtre. Les media audio-visuels et les moyens de reproduction se multiplient et se perfectionnent sans cesse. Pas un lieu n’y échappe et, comme « les oreilles n’ont pas de paupières », nous sommes constamment, et sans le vouloir, environnés de musique, presque aussi omniprésente que l’air que nous respirons. Mais qu’en est-il de notre faculté d’écoute ? Sommes nous toujours capables d’écouter – c’est-à-dire de concentrer toute notre attention à un discours musical construit et qui suppose d’être suivi attentivement – après ce brassage de nos oreilles (et de notre cerveau) que nous impose un environnement musical permanent présenté, au même titre que la climatisation, comme un raffinement supplémentaire de nos lieux publics ? Que signifie cette hantise du silence qui semble caractériser notre société ? Que se passerait-il donc si tout à coup la musique du restaurant ou du super marché s’arrêtait, ne serait-ce qu’un instant ? Est-il à ce point devenu inconcevable de faire ses courses, de boire un café ou de prendre un ascenseur en silence ? Serions-nous alors plongés dans une angoisse mortelle ? Nous mettrions-nous à penser ? Que s’agit-il enfin de cacher ainsi par cet incessant vacarme ?

Mais la musique a toujours bonne presse (elle adoucit les mœurs, parait-il) et il est totalement iconoclaste, inconvenant même, d’en contester le rôle bénéfique, toujours et en tous lieux.

Il est cependant à craindre que cette abondance – abrutissante à force – nuise au contraire à une capacité d’écoute véritable (voire même à nos facultés intellectuelles ?), conditionnés comme nous le sommes par le caractère exclusivement tonal de l’unique forme de musique (chansons, variété) véhiculée par ce flot continuel. A tel point que bien des jeunes – désespérément agrippés à leur baladeur – ignorent même qu’il peut en exister une autre, tout morceau de musique étant appelé « chanson » !

Car le paradoxe est que la musique a précisément besoin de silence pour naître. Disons même que le silence est la condition de son existence. Pas un silence sacré, pur et exempt de tout bruit (le bruit fait partie de la vie et perturbe peu la musique). Non, seulement un peu d’absence de musique. Ce n’est pas la même chose. De quoi aérer notre cerveau et le rendre à nouveau disponible.

 

Patrick Marcland

Accents : Vous composez actuellement une nouvelle œuvre de musique de chambre pour les solistes de l’Ensemble : est-ce d’abord le choix des instruments, ou la personnalité des interprètes qui guide votre choix de l’instrumentation ?

P.M. : J’écris généralement en pensant à des individus plutôt qu’à des instruments. Surtout quand j’écris pour des musiciens de l’Ensemble, que je connais bien. J’ai tout de suite leur gestique en tête, leurs qualités, leur dévouement à la partition. C’est la harpiste Frédérique Cambreling qui m’a d’abord parlé de ce projet, et nous sommes rapidement tombés d’accord sur un effectif qui réunirait harpe, cor, basson et contrebasse. J’ai déjà écrit assez souvent pour la harpe et j’aime énormé- ment le style de jeu de Frédérique. Jens McManama et Frédéric Stochl ont joué souvent ma musique et Paul Riveaux avait exhumé en 2002 Désairs, une de mes pièces anciennes dont j’avais pratiquement oublié l’existence. Cette équipe suffisait pour me motiver…

Dans Eclipsis déployé, créé en 2007 aux Bouffes du Nord, les musiciens se déplaçaient sur la scène. Prévoyez-vous un dispositif comparable pour cette nouvelle œuvre ?

A priori non, car il y a déjà deux musiciens qui ne peuvent pas bouger, la harpe et la contrebasse. Dans Eclipsis déployé, il y avait une véritable mise en scène, mais j’avais vraiment conçu la pièce dans cette perspective. Je m’attache généralement beaucoup à la manière dont les musiciens sont présents sur la scène. Un concert, c’est presque du théâtre. Il y a une mise en condition du public très importante. Si on n’y prête pas attention, on perd quel- que chose de la magie du concert et de l’attention du spectateur. On a besoin à la fois de bons musiciens sur scène et d’un bon public. Et pour que le public soit bon, il faut lui montrer qu’on le respecte. Il faut qu’il sente qu’il va se passer quelque chose. Pour cette raison tout est important, rien ne doit être laissé au hasard dans la manière dont on va présenter l’œuvre.

Etes-vous attentif à la construction dans le processus d’écriture ?

Pour la même raison. Il y a une dramaturgie dans l’écriture d’une pièce, et j’attache beaucoup d’importance à la forme en rai- son de cette dramaturgie, c’est-à-dire à la manière dont la pièce va évoluer, dont les moments culminants vont être préparés, à quels moments ils vont se produire, quels seront les moments de tension, de détente. Tout cela fait partie de mon écriture. Je conçois la forme avant de commencer à écrire. Elle peut être modifiée légèrement en cours de route, mais, globalement, la dramaturgie est établie au départ. Je ferais une comparaison avec la couture : je commence par faire un bâti, et ensuite je brode.

Diriez-vous que cette dimension dramaturgique s’affirme au fur et à mesure de vos œuvres ?

Il me semble que j’y ai toujours été attentif. Dans Versets, écrit pour l’Ensemble intercontemporain en 1979, il y avait une espèce de rituel, d’effet hypnotique. En écrivant cette pièce, je me suis rendu compte qu’en fait, toute musique qui capte véritablement l’auditeur produit une sorte d’hypnose, et j’ai pris conscience qu’un concert devait être, d’une certaine façon, un rituel, qu’on devait en tenir compte dans tous les aspects de la pièce, que ce soit dans l’écriture ou dans la manière dont elle devait être interprétée.

Comment construisez-vous une telle forme ?

Au départ il y a une conception du profil de la pièce, avec un début et une fin, et, si ce n’est un développement au sens mu- sical ordinaire du terme, une évolution, une direction. Le discours de la pièce doit avoir une cohérence forte, c’est pourquoi j’élabore énormément avant de commen- cer à écrire. Les densités, les tempos, le travail sur les timbres, la densité à la fois rythmique et harmonique, tout est déter- miné avant que j’écrive la première note. Je travaille beaucoup à partir de propor- tions numériques, comme la section dorée ou d’autres. Tout ce qui est de l’ordre du travail sur la proportion m’intéresse.

Le titre « Mètres », une œuvre de 1972, est révélateur à cet égard…

C’est effectivement la première pièce que j’ai conservée, mon « opus 1 », en quelque sorte, et j’ai gardé la même préoccupation. À l’époque, la conception du rythme était plutôt quantitative, désolidarisée de la mesure, mais je tenais pour ma part à réintroduire la notion de temps fort, de temps faible, de carrure, de phrasé. Mètres a été pour moi une sorte de point de départ, de manifeste si l’on veut, affirmant cette conception du rythme qui n’était pas dans l’air du temps à ce moment. J’ai conservé cet intérêt pour la carrure, les appuis, les rebonds, qui ont des conséquences directes sur le jeu instrumental.

Vous semblez surtout préoccupé par une logique interne de l’œuvre, quand d’autres compositeurs recourent volontiers à des modèles extérieurs, des métaphores…

Il y a sans doute beaucoup d’influences sur mon travail, mais elles sont très dif- fuses et j’en parle peu. Ce qui est certai- nement à l’œuvre, c’est tout ce que j’ai vécu dans mon enfance, en musique, jus- tement. Mon père était compositeur de musique de films et de chansons, ancien pianiste de jazz mais aussi très amateur de musique classique. J’ai donc grâce à lui côtoyé toutes les musiques possibles, surtout le jazz qui m’a occupé toute mon adolescence. Contrairement aux apparences, le jazz est constamment présent dans ma musique, sous une forme qui n’est pas identifiable en tant que telle mais qui pour moi est importante, celle de l’articulation. Très souvent, pour l’articulation d’une phrase de trompette par exemple, je pense à Miles Davis. J’ai des sonorités dans la mémoire, des traits de virtuosité qui me viennent du jazz, et j’intègre tout cela dans une écriture qui en très éloignée, et donc on ne s’en rend pas compte.

Le « temps » du jazz vous influence-t-il également ? Vous employez le terme de « carrure »…

Oui, absolument, il y a un certain swing. Le swing, tout le monde sait ce que c’est mais personne n’arrive à l’expliquer : c’est une manière d’être avant le temps pour donner une sorte de souplesse, de dynamique à la rythmique, et c’est assez présent chez moi. Souvent, quand j’écris de la musique de chambre, je pense à ces petits ensembles de jazz qui improvisent. Alors que ma musique est très précisé- ment écrite, j’aime donner l’impression que les musiciens improvisent, avec la même sorte d’écoute et de complicité.

Propos recueillis par Véronique Brindeau.